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Après
ses commentaires sur le dessin, voici les réflexions de
Jacques Tardi sur la scénarisation et la mise en scène,
que ce soit pour l'adaption de romans ou pour les créations
originales.
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Vous avez fait à la fois de nombreuses bandes
dessinées sur vos propres scénarios (Adèle Blanc-Sec,
etc) et de tout aussi nombreuses adaptations (Nestor Burma, etc). Où
va votre préférence ?
Quand j’écris ma propre histoire, je ne sais jamais ce qui
va arriver, il y a des bifurcations, des angoisses. Quand j’adapte,
çà me repose : je connais l’assassin, je connais ses
mobiles, je sais comment ça se termine. Mon rôle consiste
seulement à rendre tout ça lisible. C’est à
dire être attentif à chaque détail. A un moment, le
personnage a laissé son briquet sur une table, et ce briquet va
jouer un rôle important ; il faut que j’y pense, il faut que
le lecteur puisse revenir en arrière en disant : « Ah, oui,
effectivement le briquet était sur le bord de la table, l’assassin
avait omis de le reprendre ! ». Je dois n’oublier aucun élément,
que tout soit en place.
Une difficulté de l’adaptation est que dans un roman, tu
peux répéter les choses quinze fois si tu le veux. Alors
qu’en BD, non. Il faut que tu donnes la bonne information au bon
moment, tu ne peux pas la répéter parce que le texte va
devenir envahissant. C’est le problème de l’adaptation.
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"Au moment où je réfléchissait au Mystère
des Profondeurs, j’avais mal aux dents, tout le temps des rendez-vous
chez le dentiste. Adèle Blanc-Sec aura aussi mal au dents.
Et sortira de prison quelqu’un d’épouvantable qu’on
appellera le dentiste, et il y en aura aussi un véritable"
(vignette des Mystères des profondeurs). |
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"J’aime aussi les correspondances, lier des choses qui
se passent au même moment dans des endroits différents.
Ainsi, à gauche, on passe du curé devant son bénitier
à Adèle devant son lavabo. Ou, à droite, «
Tiens il ne pleut plus » et « Et voilà la pluie
! » permet de changer de lieu, soit la par le texte, soit par
l’image" (vignette des Mystères des profondeurs). |
Beaucoup de personnages secondaires passent et
repassent dans vos albums.
J’ai horreur de laisser les personnages en plan, de les laisser
vivre leur vie sans m’en mêler. J’ai besoin de les récupérer,
de les caser quelque part. Ils ont un passé. C’est plus intéressant
de reprendre un personnage qui a déjà vécu quelque
chose qu’un type nouveau autour duquel il va falloir créer
une ambiance, c’est plus riche.
"Mon espèce de Catwoman
a de grosses fesses car les superwomen sont musclées et sexy.
Moi, je ne peux faire ça. Face à un cliché,
il faut soit le pervertir, soit en tirer parti en grossissant le
trait" (vignette des Mystères des profondeurs). |
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Les dialogues ont de l’importance dans vos
créations.
Les dialogue, c’est un plaisir. Mais attention, on est bavard immédiatement.
J’ai essayé de supprimer les pavés de texte ou de
les mettre en porte-à-faux grandiloquents comme dans les romans-feuilletons.
J’ai supprimé tous les « Plus tard », «
Peu après », « Au même moment », j’espère
que le lecteur comprend. Quand on voit Adèle Blanc-Sec sonner à
la porte, je n’écris pas « Adèle Blanc-Sec sonne
à la porte » comme le faisait E.-P. Jacobs. En revanche,
j’aime bien récapituler. Souvent mes personnages se déplacent
en récapitulant, surtout dans Nestor Burma.
Il y a des pages où on parle beaucoup parce que des explications
sont nécessaires. Mais, si j’ai deux pages complètes
d’explications en vis-à-vis, c’est imbuvable. Il faut
au moins une image ou deux qui accrochent l’œil. Le lecteur
va lire alors mais il aura l’œil attiré par les deux
images qui rendront tolérables les vignettes bourrées de
texte.
Le texte peut aussi avoir une vertu indirecte. Avec une case sans texte,
il y a très peu de chance pour d’un détail de la vignette
soit retenu, parce que le lecteur ne va pas vraiment regarder cette image,
il va la sauter, passer à la suivante.
Comment gérez-vous les 46 pages d’un
album comme ceux d’Adèle Blanc-Sec ?
C’est de l’horlogerie pour résoudre l’intrigue.
Je préfèrerait ne pas avoir la contrainte de pages mais
elle donne du sel aussi. Il ne faut pas non plus qu’il y ait changement
de rythme.
Vous avez aussi travaillé avec des scénaristes
et des romanciers.
Quand il y a collaboration avec un scénariste débutant ou
un romancier, comme Manchette, il est nécessaire qu’on fasse
le découpage ensemble. Car, en tant qu’écrivain, il
aura tendance à commettre certaines erreurs : soit répéter
plusieurs fois la même chose, soit au contraire en mettre trop dans
une seule case.
Est-on obligé de tout expliquer ?
A une époque, j’expliquais tout. Maintenant, je me pose la
question. Je n’en suis pas sûr, si le lecteur passionné
a les éléments pour faire le cheminement. Il y a un film
de Clouzot, Les Espions, où pendant les deux-tiers du film, on
voit juste les personnages, les ambiances, on n’y comprend rien,
c’est la confusion totale et ça fonctionne bien. Dans le
dernier tiers, il explique tout et on s’emmerde. A trop expliquer,
on s’embourbe parfois, ça devient lourd. Peut-on baser une
histoire uniquement sur des décors et des ambiances, faire à
la limite une histoire sans personnages ? Si je le pouvais, je le ferais.
Mais c’est évidemment impossible.
Dans vos bandes dessinées, on a l’impression
d’être en face d’une salle de théâtre.
C’est parce que ma perspective est frontale. C’est la perspective
que l’on a sur une photographie faite par un type qui est debout
dans la rue. Quand je fais mes repérages, je prend rarement mes
photographies en me mettant à plat-ventre ou en m’accroupissant.
Donc, c’est une perspective avec la ligne d’horizon à
peu près toujours à la même hauteur.
Quand je travaille d’après photo, pour restituer une rue,
je cherche le point de fuite. La ligne d’horizon, sur une photo
prise par un type de taille moyenne et debout, va passer par les yeux
de tous les personnages, qu’ils soient au premier plan ou dans le
fond.
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Vous ne faites pas non plus de différentiations
très sophistiquées entre les plans.
Effectivement, je fais des traits partout de la même épaisseur.
C’est vrai que l’idée de la profondeur ne me
préoccupe pas tellement. La perspective est une convention.
On a une règle qui nous fait comprendre qu’un objet
plus éloigné est plus petit qu’un objet qui
est au premier plan. Point final.
(vignette de M'as-tu vu en cadavre ?) |
Que pensez-vous des découpages cinématographiques
dans la bande dessinée ?
Je trouve épouvantable dans la bande dessinée d’utiliser
la technique narrative du cinéma. Quelquefois, le dessinateur veut
faire des travellings : çà ne marche pas. Ou alors il débite
des images en petits morceaux, c’est la même chose, je trouve
cela grotesque, c’est censé être l’équivalent
d’un mouvement de caméra ou je ne sais quoi. Je ne suis pas
non plus fanatique de la plongée, de la contre-plongée,
comme on peut le voir dans les comics américains, avec des lignes
de fuite extrêmement exagérées, parce que c’est
du domaine de l’effet : dans les comics, même quand le personnage
est en train d’allumer une clope, la caméra est placée
dans un endroit impossible. Et ça n’a aucun intérêt
dans les situations banales. S’il arrive ensuite un moment où
tu en auras besoin, il passera inaperçu.
Source Les Cahiers de la BD, n° 63 (1985) ; Bodoï
n° 45 (2001) ; Tardi raconte son travail, Libération, août
1998 ; Tardi, entretiens avec Numa Sadoul, Ed. Niffle-Cohen (2000), Les
Mystères des profondeurs, Tardi, Casterman (1998), Le Cri du peuple,
Tardi, Casterman, M’as-tu vu en cadavre ?, Tardi, Casterman (2000).
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